Des manifestants iraniens incendient une partie de l'ambassade saoudienne à Téhéran, le 2 janvier 2016 Photo MOHAMMADREZA NADIMI. AFP
Des manifestants iraniens incendient une partie de l’ambassade saoudienne à Téhéran, le 2 janvier 2016  /   Photo MOHAMMADREZA NADIMI. AFP

L’Arabie Saoudite a fait exécuter 47 personnes, dont un cheikh chiite. Des Iraniens ont incendié, samedi, son ambassade à Téhéran en représailles. Dimanche soir, l’Arabie Saoudite a annoncé la rupture de ses relations diplomatiques avec Téhéran.

Avec 47 personnes décapitées ou fusillées le même jour dans douze villes du Royaume et le choix de mêler des terroristes sunnites d’Al-Qaeda avec des opposants chiites, les dirigeants saoudiens ont organisé la plus grande exécution de masse dans ce pays depuis 1980 et choisi de défier Téhéran, le protecteur traditionnel des minorités chiites dans le monde musulman. Si la plupart des suppliciés étaient des activistes présumés d’Al-Qaeda, quatre d’entre eux étaient des opposants chiites, dont une figure religieuse, cheikh Nimr al-Nimr, l’un des principaux adversaires politiques du régime wahhabite. L’annonce de sa mort a aussitôt enflammé les communautés chiites du monde musulman, tandis qu’en Iran l’ambassade saoudienne à Téhéran et le consulat à Mashhad (est du pays) étaient brûlés par des manifestants et que chef suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, cité par la télévision nationale, promettait une«punition divine» aux dirigeants saoudiens pour avoir «versé injustement le sang d’un martyr opprimé».

Pourquoi des exécutions aussi massives à ce moment ?

Visiblement, c’est l’heure des faucons en Arabie Saoudite. Les autorités du royaume mènent une politique de rupture avec celle, souvent jugée hésitante et pusillanime, que suivait le vieux roi Abdallah, décédé l’an dernier. Si le pouvoir est toujours nominalement entre les mains d’un monarque âgé et malade, le roi Salmane, c’est son fils Mohammed ben Salmane, à la fois prince héritier, conseiller spécial du roi, chef du cabinet royal et surtout ministre de la Défense qui incarne cette politique de rupture où il joue son avenir. C’est bien lui l’homme fort du royaume. On l’a vu quand il a décidé en mars de mettre sur pied une coalition sunnite arabe pour mener la guerre au Yémen aux côtés des forces loyalistes contre la rébellion houthie (une secte d’inspiration chiite soutenue par Téhéran) et l’a empêchée de se saisir de l’ensemble du pays. Il a récidivé le mois dernier en annonçant la formation d’une «coalition antiterroriste» de 34 pays à majorité sunnite, visiblement pour faire taire les critiques selon lesquelles l’Arabie saoudite, chef de file du monde musulman, ne faisait pas assez, hormis sur son territoire, contre les jihadistes. Autre tenant de cette ligne de faucons, le second prince héritier, Mohammed ben Nayef, qui est aussi son rival dans la course à la succession.

Or, pour la dynastie régnante, Al-Qaeda mais aussi l’Etat islamique sont des menaces existentielles. L’un et l’autre veulent renverser la dynastie des Saoud et, pour la seconde organisation jihadiste, s’emparer de La Mecque et Médine, les deux villes les plus sacrées de l’islam. «Nous arrivons» est d’ailleurs le mot d’ordre lancé par l’EI à l’intention des dirigeants saoudiens. C’est donc une guerre à mort que le régime a lancé sur son territoire contre Al-Qaeda et l’EI, d’autant plus qu’il partage avec eux un socle idéologique commun : l’islam rigoriste et puritain salafiste. Face à Al-Qaeda, Riyad a largement gagné la bataille avec une répression intense, qui obligé l’organisation à se réfugier au Yémen où elle a d’ailleurs fusionné avec la branche yéménite pour devenir l’Aqpa (Al-Qaeda dans la péninsule Arabique). A présent, c’est l’EI qui a pris la relève à coups d’attentats qui visent principalement les lieux de culte chiites.

Pourquoi avoir exécuté l’imam chiite au risque de susciter la colère de Téhéran ?

Pour Riyad, la seconde menace majeure est représentée par Téhéran, en particulier depuis l’accord sur le nucléaire, qui, s’il entre en application, va mettre fin à son isolement diplomatique et économique, et lui permettre de recouvrer des milliards de dollars provenant de ses avoirs gelés. Plus que la bombe, le régime saoudien craint que les nouvelles capacités financières de l’Iran servent ses visées hégémoniques et contribuent à ce qui est sa hantise, l’encerclement du royaume. On peut d’ailleurs remarquer que c’est au lendemain de l’échec des pourparlers de paix de Genève sur le Yémen que les exécutions ont eu lieu, les Saoudiens estimant que la trêve sur le terrain a été utilisée par les rebelles houthis et leurs alliés pour renforcer leurs positions.

La décision de Riyad de faire exécuter, en même temps que les 43 activistes d’Al-Qaeda, l’imam Nimr al-Nimr et trois autres opposants chiites – accusés d’avoir ouvert le feu sur des policiers -, obéit a deux objectifs : Le premier est de bloquer tout rapprochement entre sunnites et chiites qui pourrait intervenir dans le cadre de la lutte contre l’EI, que se soit en Syrie, en Irak ou au Yémen. Le second est de montrer à l’ensemble du monde sunnite qu’il n’est pas moins radical que l’Etat islamique à l’encontre des chiites et qu’il ne tolérera de leur part aucune opposition. L’imam Nimr al-Nimr apparaît dès lors comme une victime de la concurrence idéologique que le régime livre à ses adversaires sunnites.

L’exécution des opposants chiites va-t-elle exacerber encore le conflit sunnites-chiites ?

Sans aucun doute. Déjà, des affrontements violents se sont produits à Bahreïn, où cheikh Nimr était vénéré par la communauté chiite majoritaire, en particulier de la jeunesse qui appréciait ses attaques virulentes contre le pouvoir saoudien. Au Liban, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, parti qui est à l’origine de la reprise de la confrontation entre chiites et sunnites avec l’attentat de février 2005 contre l’ex-premier ministre sunnite Rafic Hariri, a jugé que l’exécution du cheikh Nimr «dévoilait le vrai visage de l’Arabie saoudite, le visage despotique, criminel et terroriste».

En Irak, la réaction de l’ayatollah Ali Sistani, qui appartient au courant chiite quiétiste, était particulièrement attendue. «Le versement de leur sang pur, y compris celui du cheikh Nimr, est une injustice et une agression», a-t-il déclaré en leur conférant le statut de martyrs. D’autres personnalités chiites irakiennes ont été beaucoup plus radicales. L’influent chef chiite irakien Moqtada al-Sadr a qualifié l’exécution du cheikh Nimr d’«horrible attaque» contre les chiites. Plus radical encore, Mohammed Taqi al-Moudarressi, un autre chef religieux basé dans la ville sainte chiite de Kerbala a parlé d’une«déclaration de guerre contre tous les musulmans». Dans un communiqué, le ministère irakien des Affaires étrangères a été aussi particulièrement ferme, accusant l’Arabie saoudite d’utiliser la guerre contre le«terrorisme» comme un prétexte pour museler ses opposants. «Exécuter un homme de religion et un opposant pacifique, tout en fermant les yeux sur […] des religieux soutenant les terroristes avec de l’argent et des armes, est une discrimination sectaire flagrante», a-t-il ajouté.

L’exécution de Nimr al-Nimr va-t-elle provoquer une escalade entre l’Iran et l’Arabie saoudite ?

C’est peu probable, même si la réaction de l’ayatollah Khamenei est particulièrement sévère à l’encontre des dirigeants saoudiens accusés d’avoir fait exécuter un défenseur de la minorité chiite (environ 20 % de la population) marginalisée. «Ce penseur opprimé n’a jamais invité le peuple à prendre les armes ni été impliqué dans des complots secrets», peut-on lire sur son site web. On peut y voir aussi l’image d’un Janus en bourreau, un visage représentant l’EI, l’autre le pouvoir saoudien, dont la main gauche égorge au couteau et la droite décapite au sabre un otage, avec cette légende : «Quelles différences ?»

Les gardiens de la révolution prédisent, eux, qu’«une dure revanche» renversera le «le régime proterroriste et anti-islamique»saoudien. Mais à côté de cette ligne révolutionnaire du régime, et qui semble avoir incité, ou au moins inspiré les manifestants qui ont brûlé samedi soir l’ambassade et le consulat saoudiens, on voit aussi apparaître celle du président Hassan Rohani qui cherche à calmer les tensions. Incarnant l’Etat iranien, et tout en condamnant l’exécution du prélat chiite, il a jugé«totalement injustifiables» les attaques menées samedi soir contre les deux enceintes diplomatiques de l’Arabie Saoudite qui, a-t-il insisté, «doivent être légalement et religieusement sous la protection de la République islamique». Dimanche soir, l’Arabie Saoudite a annoncé la rupture de ses relations diplomatiques avec Téhéran. La crise entre les deux principales puissances du Golfe persique ne devrait pas déboucher sur une confrontation directe mais elle risque d’aggraver encore la guerre par procuration qu’elles se livrent. Là encore, c’est le Yémen, où la coalition conduite par Riyad semble enlisée, qui retient l’attention. On prête déjà aux gardiens de la révolution iraniens de vouloir transformer ce malheureux pays en piège pour l’armée saoudienne.

Quelles seront les conséquences de ces exécutions pour l’Etat islamique ?

Même si Riyad, en faisant exécuter les activistes d’Al-Qaeda, a montré qu’il serait impitoyable envers ceux qui agissent contre la sécurité du royaume, cela ne présage pas pour autant d’un engagement plus important dans sa lutte contre l’EI ou Al-Qaeda à l’extérieur. En fait, les dirigeants saoudiens ont bien d’autres priorités : contenir l’Iran, faire chuter Bachar al-Assad, reprendre Sanaa à la rébellion houthie. C’est vrai aussi pour Téhéran dont les combats prioritaires visent à maintenir le régime syrien au pouvoir, à conforter sa mainmise sur l’Irak et renforcer sa domination sur la région. Reste que la donne a changé dans la région. Ce n’est plus aujourd’hui seulement Téhéran qui montre ses muscles. Riyad, aussi, exhibe les siens. Et elle ose le faire sans l’appui des Etats-Unis, qui ont condamné les exécutions.

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