ENTRETIEN. Le spécialiste de la Libye Jalel Harchaoui détaille les raisons pour lesquelles Poutine renforce la présence russe en Libye. Propos recueillis par Marc Nexon

La Libye vit désormais avec une nouvelle menace : la partition. Depuis l’intervention occidentale de 2011 et la chute de Mouammar Kadhafi, le pays s’enlise dans une guerre de tranchées. Avec, dans chaque camp, deux puissants parrains. D’un côté, la Russie, dont l’intervention est de plus en plus visible. Après l’arrivée des mercenaires de la compagnie russe Wagner, ses avions de combat entrent en scène. Six Mig et deux Sukhoï auraient été déployés ces derniers jours sur la base d’Al Jufrah au cœur du désert libyen. Leur mission ? Venir en appui de « l’Armée nationale libyenne », commandée par le maréchal Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque, la partie orientale du pays. Un acteur également soutenu par les Émirats arabes unis et l’Égypte, mais qui semble en pleine déroute depuis son offensive manquée sur Tripoli.

En face, un autre poids lourd : la Turquie, engagée depuis novembre aux côtés du GNA, le gouvernement de Tripoli, reconnu par la communauté internationale. Un allié turc décisif, car ses drones infligent de lourdes pertes aux systèmes de défense anti-aériens d’Haftar. D’où la réaction militaire des Russes.

Chercheur au Clingendael Institute aux Pays-Bas et spécialiste de la Libye, Jalel Harchaoui décrypte les raisons pour lesquelles la Russie s’intéresse autant à la Libye.

Le Point : Les autorités françaises redoutent un scénario à la syrienne au sujet de la Libye. Qu’en pensez-vous ?

Jalel Harchaoui : C’est une erreur de comparer la Syrie à la Libye. Pour les Russes, la Syrie présente un intérêt vital. Pas seulement en raison de l’accès à la Méditerranée que leur procure leur base militaire de Tartous. Mais pour des motifs idéologiques. À leurs yeux, il était impossible de voir une révolution « islamisante » réussir à la porte du Caucase. Ils ont en mémoire leurs guerres de Tchétchénie. La Libye ne rentre pas dans ce schéma. Pour Moscou, c’est « l’étranger lointain ».

Alors quelle est la motivation russe pour s’ancrer en Libye ?

La Libye leur permet de mener une stratégie de « pinçage » vis-à-vis de l’Europe. C’est une évidence dans le domaine énergétique. Dès 2008, avant même la chute de Kadhafi, les compagnies russes avaient même fait une déclaration explicite. « Si nous pouvions, nous achèterions tout le gaz et tout le pétrole. » Autrement dit, acheter pour pouvoir contrôler ensuite. En 2017 la compagnie russe Rosneft a d’ailleurs noué des accords avec la compagnie nationale libyenne. Pourquoi ? Parce que les Russes veulent pouvoir se présenter comme une alternative aux côtés des fournisseurs d’Afrique du Nord et agir sur les flux d’énergie vers l’Europe. Pour la Russie, c’est un moyen de couvrir le flanc sud de l’Europe. De la même manière qu’elle couvre aujourd’hui le flanc est en approvisionnant notamment l’Allemagne en hydrocarbures. C’est une stratégie qui se met en place lentement, mais les Russes bâtissent ce projet pour les quinze ou vingt prochaines années. Et l’idée n’est pas nouvelle. Dans les années 1950 déjà, les dirigeants de l’URSS se reprochaient de ne pas s’intéresser assez au flanc sud de l’Otan. À son arrivée au pouvoir en 2000, Poutine avait cette ambition d’affirmer la puissance russe en Méditerranée. Mais sa marine, dans un état déplorable, ne le lui permettait pas. Aujourd’hui, il y parvient. Enfin, il y a bien sûr des intérêts commerciaux. Les Russes se souviennent que dans les années 1970 Kadhafi leur avait acheté pour plusieurs milliards de dollars d’armement. Ils veulent aussi vendre du blé et du maïs.

Pour Moscou, la Libye est devenue le symbole de l’échec de la démocratie occidentale, Y a-t-il néanmoins une explication géopolitique ?

L’autre idée cruciale des Russes, c’est que la Libye est un passage. L’Égypte est trop peuplée, l’Algérie est un mastodonte, mais la Libye est un ventre mou vers l’Afrique. S’ils perdent la Libye, ils se disent qu’ils perdent la porte d’entrée du continent. Et que leur intrusion au Soudan, au Mozambique, en Centrafrique ou à Madagascar aura du mal à se pérenniser.

Craignent-ils la réaction des Occidentaux ?

Non, ils constatent que le temps joue pour eux face à des Occidentaux désunis sur la question. Ils ont conscience d’avoir une chance extraordinaire : les Occidentaux ont totalement loupé leur intervention en Libye en 2011. Pour eux, la Libye est même devenue le symbole de l’échec de la démocratie occidentale. C’est ce qu’on entend tous les jours sur les chaînes russes. Ils exploitent cet échec.

Est-ce que la Russie ne court pas le risque de s’embourber en Libye ?

Il n’y a pas de désir de la part des Russes de mener une guerre coûteuse et de bombarder des villes libyennes durant cinq ans. Ils savent très bien qu’une guerre frontale contre la partie occidentale du pays densément peuplée et reconnue par la communauté internationale n’a aucun sens. Ce qui les pousse aussi sur le plan militaire c’est l’activisme des États du Golfe auxquels ils sont alliés. « Amenez vos mercenaires et vos avions leur demandent les Émirats. Nous sommes prêts à payer. » Pourquoi les Russes refuseraient ? D’autant qu’à chaque fois leur influence politique s’accroît un peu plus dans l’est de la Libye. Si les mercenaires russes n’avaient pas débarqué début septembre 2019, le maréchal Haftar, le chef militaire de la région orientale, se serait effondré. Il n’y a que les Russes qui peuvent faire barrage aux Turcs, engagés aux côtés des forces de Tripoli.

L’Europe et les États-Unis peuvent-ils changer la donne ?

Les Occidentaux s’affolent tout d’un coup de voir les Russes s’installer. Mais ils sont responsables de cette situation. Y compris la France. Il est trop tard pour eux. Leur passivité et leur désorganisation ont permis aux Russes de s’engouffrer. Certes, les Américains se montrent très inconstants sur ce dossier, mais ils sont à plusieurs fuseaux horaires de la Libye. Ce n’est pas le cas des Européens qui auraient dû se sentir davantage concernés.

Comment les Russes voient-ils le maréchal Haftar ?

Les relations sont très mauvaises entre eux. Les Russes se montrent sceptiques sur sa compétence militaire et sa fiabilité politique. Ils le remettent régulièrement à sa place en le court-circuitant. Je pense qu’ils veulent s’en débarrasser, mais ils n’ont pas de solution de remplacement, car Haftar a fait le vide autour de lui.

Faut-il craindre un affrontement entre la Turquie et la Russie ?

On peut l’exclure, car les deux pays se parlent. En revanche, il y aura des dérapages. Leurs hommes sur le terrain sont issus de milices et non des armées régulières. Les Russes cherchent finalement à faire à l’Est ce qu’ont fait les Turcs à l’Ouest : signer des accords de défense et prendre position.

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