LETTRE DU MAGHREB. Maîtres d’une partie de l’échiquier libyen, Turquie et Russie, deux puissances également asiatiques, s’installent à 500 kilomètres des côtes italiennes.

« Bel emplacement à saisir. Face à la Méditerranée, flanc sud de l’Europe, gorgé de pétrole et de gaz, à saisir toutes affaires cessantes. » Si on ne dénombrait pas quelque 6 500 morts pour les douze derniers mois, le dossier libyen prêterait à rire. Comme une terre vierge que des promoteurs peu scrupuleux envahiraient puis bétonneraient sans la moindre autorisation. Dans une subite accélération de l’histoire, la Turquie et la Russie, deux nations, à cheval sur les continents européen et asiatique, viennent de s’imposer sur un sol arabe et africain, à portée de longue-vue de l’Europe. Une implantation offerte sur un plateau par des Occidentaux incapables de tenir un discours et une action communs.

Un peu d’Histoire récente. Dans la foulée de la Tunisie et de l’Égypte, la Libye entre dans la danse du mal nommé « Printemps arabe ». Kadhafi règne depuis quarante-deux ans, plus que les trente-sept années du tyran zimbabwéen Robert Mugabe. Furieux que son voisin tunisien Ben Ali se soit fait dégager de son poste de dictateur par une population soucieuse de dignité, le colonel rameute ses troupes et veut écraser la rébellion. L’intervention des jets français et anglais y mettra un terme. Turquie et Russie se sont à l’époque opposées à cette intervention. Dans la Libye libérée, on célèbre la France, on scande les noms de Sarkozy et de Cameron fficiellement, le concours de la Russie en faveur du maréchal Haftar est essentiellement aérien. Sur le terrain, des mercenaires russes sont à la manoeuvre. © Fathi Nasri

Neuf ans plus tard, la fête est finie. Malgré la signature de l’accord de Skhirat en 2015, entérinant l’instauration d’un gouvernement d’entente nationale (GNA), malgré une ribambelle de conférences de paix (Berlin, Palerme, Abou Dhabi…), le vide géopolitique s’installe. Les pays européens sont incapables de s’entendre sur une position commune, faisant peu de cas du fait que la Libye est le flanc sud de leur continent. La France et l’Italie affichent leurs dissensions. La diplomatie française de Jean-Yves Le Drian joue sur les deux tableaux : la solution négociée par l’ONU tout en soutenant son principal opposant, le maréchal Haftar. Rome, qui subit des flots incontrôlés de migrants – près de 180 000 en 2016 – arrivant via des réseaux criminels sur ses plages, soutient le GNA, aussi bien le gouvernement de centre gauche de Matteo Renzi que les populistes qui lui succéderont.

La cacophonie européenne ajoutée à des barbouzeries baroques débouche sur une réalité tragique : la Libye sombre dans le chaos pendant que les chancelleries s’emmêlent les parapheurs. Quand de Gaulle « volait vers l’Orient compliqué avec des idées simples », ses successeurs vont sur une situation chaotique avec des arrière-pensées tarabiscotées. Un fiasco. Et c’est ainsi qu’Ankara et Moscou, fortes de leur expérience en Syrie, décident que la voie est libre. La Turquie et la Russie ont une politique claire. Ils ne se dissimulent pas derrière le paravent de la bienveillance. C’est une sale guerre, ils la feront salement : ils foncent. Et en peu de temps, les voici au centre du jeu doublant les Européens, incapables de travailler de concert, plus doués pour les sous-entendus, les calculs à triple bande qu’à mettre en œuvre une bonne vieille stratégie.

Russes et Turcs profitent également des absences répétées de Washington et de son management à géométrie variable. Avril 2019, Donald Trump téléphone au maréchal Haftar qui tente d’assiéger militairement Tripoli, siège du GNA. Le président américain évoque « une vision commune » entre les deux hommes, pulvérisant en quelques minutes tout soutien au GNA voulu par l’ONU. Treize mois plus tard, la ligne semble coupée entre les deux hommes. Plus de vision commune depuis que les Russes ont utilisé Haftar comme cheval de Troie pour s’installer en Méditerranée orientale. Le commandement américain en Afrique (Africom) publie, le 27 mai, un communiqué informant l’opinion que des Mig russes sont déployés dans l’Est libyen. Des photos des appareils venus de Syrie sont disponibles en pièces jointes. Mais les États-Unis ont d’autres théâtres à traiter, le chinois notamment. Ils se contenteront de fixer des lignes rouges. Alors, sans l’Oncle Sam, le brouillon européen apparaît en pleine lumière. Un brouillon aux conséquences à long terme.

Ni Erdogan ni Poutine ne se sont aventurés en Libye. Ils y sont, ils y resteront. C’est du militaire, un peu, qui se transformera en politique et en commerce. Les deux nations ont déjà prouvé par le passé, notamment en Syrie, qu’ils pouvaient s’affronter, puis s’accorder. Ils auront ainsi un point de vue unique sur l’Afrique du Nord, le sud de l’Europe et le Proche-Orient. Pour les Européens, comme statufiés, c’est une défaite. Pour l’Occident, même constat. « C’est quand la marée se retire qu’on voit qui nageait tout nu » prophétisait le financier Warren Buffett, parlant affaires. On peut l’adapter aux relations internationales. Pour filer l’image maritime, 2020 sera l’année où la Méditerranée est redevenue une zone géostratégique cruciale. Pas seulement un endroit où l’on se baigne en été.

Commentaires