Libyan leader Colonel Gaddafi makes a speech in Libya, circa 1986. (Photo by John Downing/Getty Images)

 

A l’occasion des dix ans de sa mort, nous republions la nécrologie du «guide de la révolution libyenne», Muammar al-Kadhafi. En quarante-deux ans de règne et de méandres, le jeune officier nationaliste qui prit le pouvoir en 1969 se mua en tyran aventureux, pour finir en bouffon violent et imprévisible.
A Tripoli, on l’attendait, un jour, deux jours, parfois plus. Interdiction de sortir de l’hôtel tant qu’il ne vous aurait pas reçu. Enfin, il daignait paraître dans ce palais fantôme de Bab al-Azizia (dans les faubourgs de Tripoli), que l’aviation américaine avait fracassé en avril 1986 pour le punir de ses méfaits d’alors et qu’il avait laissé à l’état de ruines pour bien montrer de quoi l’impérialisme yankee était capable.

A cette conférence, il fallait alors s’y précipiter dans l’urgence, escorté par des sbires énervés, engoncés dans des costards sombres. Assis dans un fauteuil, entortillé dans ses étoffes chamarrées, grimé à la façon d’un vieux clown, la paupière sautillante, comme fâchée avec la fixité, l’œil, entre le vitreux et l’opaque, abrité derrière des lunettes de soleil de rock-star, la peau comme liftée à la pierre ponce, la babine brouteuse et hautaine des vieux dromadaires, avec des babouches de luxe en balancement mou sur la pointe du pied, il apparaissait comme l’étrange combinaison d’une reine mère décatie et d’une dragqueen foudroyée par quelque substance. Il n’écoutait pas les questions, répondait à côté, menaçait un journaliste arabe qui avait osé lui demandé s’il savait ce qu’était devenu son ministre des Affaires étrangères de l’époque, mystérieusement disparu : «Si j’étais vous, c’est une question que je ne poserais pas.» A moitié ici, à moitié ailleurs, Muammar al-Kadhafi déclinait l’odieux, l’arrogance, comme tout dictateur. Mais sans se départir d’une certaine tristesse. La tristesse noire des grands bouffons.


Révolutionnaire impétueux et chef tribal

Au moins, on ne sortait jamais déçu d’une rencontre avec Kadhafi, caricature de tyran et, au fil des ans, caricature de sa propre caricature. A cette époque, l’embargo international serrait la Libye dans un étau. Pour quelques bonnes raisons : attentat de 1986 contre une discothèque de Berlin fréquentée par des soldats américains (3 morts et 270 blessés), explosion en plein vol d’un Boeing de la Pan Am au-dessus de l’Ecosse en 1988 (270 tués), puis d’un vol d’UTA l’année suivante au-dessus du Ténéré (170 tués). La raison de tous ces assassinats collectifs : la vengeance. Contre Washington, qui a bombardé ses résidences et failli le tuer – il a reçu, semble-t-il, un morceau de plafond sur la tête. Contre Paris, qui conduira contre lui une guerre de dix ans au Tchad où il subira une humiliante défaite en dépit de son armée, suréquipée mais incapable de combattre.

Il n’a jamais été facile de suivre Kadhafi pendant ses quarante-deux ans de méandres qu’il débordait sans cesse comme un fleuve en furie. Au début, pourtant, la ligne est claire. Les années de jeunesse sont marquées par la fascination qu’il éprouve envers le révolutionnaire africain Patrice Lumumba et l’Egyptien Gamal Abdel Nasser, dont il a suivi religieusement les discours à la radio. Il va donc beaucoup emprunter au raïs. Entré à l’académie militaire, il fonde, avec d’autres élèves sur lesquels il exerce rapidement son ascendant, une confrérie d’«officiers libres» dont le but est de chasser le vieux roi Idris. Ce sera fait le 1er septembre 1969. Le monarque renversé, le jeune capitaine, qui s’est promu colonel, se croit destiné à un rôle de premier plan dans le monde arabe, surtout après la mort de Nasser. A cette époque, la dégaine est martiale dans un uniforme impeccable, et le visage est celui d’un jeune premier. L’homme promet, d’autant plus que la chute de la monarchie s’est faite, comme en Egypte, sans effusion de sang. On s’attend dès lors à ce que la Libye sorte vite de son long sommeil sablonneux. Le jeune colonel vient d’ailleurs du désert – il y retournera sans cesse et gardera ce goût du secret propre aux Bédouins. Il y est né vers 1942 sous une tente en peau de chèvre. Ses parents nomadisaient du côté de Syrte. Mais sa tribu, les Kaddafat al-dam («Ceux qui font jaillir le sang»), ne fait pas partie des tribus dominantes. Comme les Kaddhafan n’occupent pas une place importante, celles-ci ne les ont pas perçus comme pouvant les écraser. Les tribus de l’Est, d’où est partie la rébellion, resteront toutefois méfiantes. Car la ligne de séparation du Maghreb et du Machreq traverse la Libye, précisément du côté de Syrte, où il est né. Dans sa Nouvelle Géographie universelle, le génial Elisée Reclus faisait déjà observer que, pendant la longue colonisation ottomane, la Cyrénaïque avait toujours été rebelle au pouvoir de Tripoli.

Toute sa vie, Kadhafi le révolutionnaire s’emploiera, non sans talent, à orchestrer le complexe jeu tribal. Jean-Louis Gouraud, qui le fréquenta et publia deux livres d’entretiens avec lui, explique : «Il eut l’intelligence de concilier toutes les tribus en distribuant des postes, des fonctions, de l’argent. Il consacrait environ 80 % de son temps à monter des équilibres instables entre les tribus, les clans, les villages… Quand il a mis à l’écart le numéro 2 du régime, le commandant Jalloud, il l’a remplacé par Abdallah Senoussi, qui venait de la même tribu.» Dans ce jeu compliqué, il dispose d’un atout formidable : la manne pétrolière. Le paradoxe, c’est que son pays s’urbanise – il l’est aujourd’hui à 80 % – et que, dans les villes, les mariages, les emplois cassent les antiques solidarités tribales. Qu’importe ! Il continue à rejeter la ville au profit d’un désert mythique. «Il a fait croire au monde entier que les Libyens continuaient à vivre sous une tente», s’emporte un intellectuel libyen.

Les trois grandes chimères du Guide
Son premier grand rêve, dans la foulée de Nasser, est l’unité d’un monde arabe traumatisé par la défaite de 1967 contre Israël. Il va donc provoquer pas moins de 14 fusions avec divers pays qui ont toutes lamentablement capoté. Comment en serait-il autrement avec un homme aussi imprévisible ? Dès 1969, lors d’un sommet de la Ligue arabe, à Rabat, il sort un pistolet pour mettre en joue le roi Fayçal d’Arabie Saoudite. Cette unité arabe s’annonçant impossible, Kadhafi en rejette la responsabilité sur l’Occident. Là encore, par vengeance, il apporte son soutien et ses largesses à qui témoigne de l’hostilité à l’Amérique et l’Europe, de gauche comme de droite. Tripoli devient La Mecque de la révolution. L’IRA, ETA, la bande à Bader, les Kanaks calédoniens, les Corses, les sandinistes du Nicaragua y sont accueillis à bras ouverts, à commencer par Carlos – les deux hommes se brouilleront ultérieurement. Une particularité du régime : il finance aussi bien les dictateurs que leurs opposants.

Il s’est aussi découvert un autre rêve : l’unité de l’Afrique. Là encore, il distribue des valises de pétrodollars. Le résultat est pour le moins mitigé.

Son troisième grand dessein sera de vouloir doter le monde arabe de la bombe nucléaire et autres armes de destruction massive. Cette fois, c’est Ubu qui se lance dans l’atome. Il trafique avec la Corée du Nord et manigance avec le Pakistan, qui lui piqueront ses dollars mais lui vendront n’importe quoi. Mais, bientôt, c’est Moussa Koussa, le chef des services spéciaux, qui est en première ligne. Lui veut sortir la Libye de sa mise en quarantaine. Il va donc proposer aux Occidentaux inquiets de dévoiler ce programme quasiment inexistant en échange de la réintégration de son pays dans le cercle international. La démarche est grossière, mais ça marche, d’autant plus que le pétrole libyen attire toutes les convoitises. Cette fois, le pitre de Syrte a roulé les Occidentaux dans la farine.

Le rapprochement avec les Etats-Unis, regardés jusqu’alors comme l’incarnation du Mal, le Royaume-Uni et la France sera spectaculaire. «Pourtant, remarque Jean-Louis Gouraud, l’Amérique n’existait pas pour lui. A ses yeux, c’était un conglomérat de peuples venus d’ailleurs, un pays qui appartenait à tout le monde.» Cette détestation des Etats-Unis ne l’empêcha pas de proposer, en avril 2005, de marier un de ses fils à Chelsea, la fille de Bill Clinton, afin de resserrer les liens entre les deux pays. Après l’élection de son «frère» Barack Obama, il recevra sa grand-mère kényane à Tripoli. Avec Washington, la réconciliation avait évidemment un parfum âcre de pétrole. En janvier 2006, onze nouveaux permis d’exploitation sur quinze furent accordés à des compagnies américaines. La même année, Washington retirait la Libye de la liste des pays soutenant le terrorisme et les deux capitales échangaient des ambassadeurs.

Les prophéties du «berger des Syrtes»
Réconcilié avec la France, lui qui avait fait fouler par ses chars le drapeau français lors d’une fête de la révolution, il viendra planter sa tente au cœur de Paris. On le voit, les scrupules ne l’ont jamais étouffé. N’a-t-il pas fait disparaître dès 1978 le célèbre imam chiite libanais Moussa Sadr, venu négocier avec lui alors que la règle, en Orient, veut qu’on ne tue jamais un émissaire.

Parfois, il pouvait être drôle dans ses foucades, notamment avec ses pairs arabes, comme avec Hassan II, lorsqu’il avait enfilé un gant blanc avant de le saluer pour éviter tout contact «avec ses mains souillées de sang» par sa poignée de main avec l’Israélien Shimon Pérès. Lors d’un sommet à Syrte, il s’en était pris au grassouillet émir du Qatar, lui déclarant : «L’émir Hamed est mieux pourvu que moi pour remplir le vide des sommets arabes.» Ou encore lorsque, rendant visite à quelque potentat du Golfe, il apparaissait avec ses amazones en treillis qui lui servaient de gardes du corps, version kadhafienne des James Bond Girls.

En 2002, il était arrivé à un sommet africain avec un bateau rempli de chèvres – dont il buvait le lait chaque matin – qu’il avait fait distribuer aux autres délégués. Pourtant, personne n’avait le courage de le railler. Même en Occident, quelle personnalité politique osait se gausser quand il lançait «Shakespeare, ce grand dramaturge d’origine arabe» ? Ou expliquait que le nom de l’Amérique venait d’émir. Au contraire, il ne manqua jamais de thuriféraires, y compris chez nos diplomates. Un distingué ambassadeur de France osa même l’appeler «le berger des Syrtes» dans un ouvrage à sa gloire, qui parle de lui comme un «être hors du commun qui rêvait de changer le monde […], de rappeler aux méchants la parole de Dieu et de restaurer la justice».

Son catéchisme, ou plutôt son Coran, était le Livre vert. Sa parole y était sacrée au point que chaque Libyen se devait de l’étudier de l’école primaire à l’Université, avec examens obligatoires. Le livre dévoile les secrets de la «troisième théorie universelle», en fait un prêchi-prêcha confus qui prétend dépasser le combat entre capitalisme et socialisme. La Libye n’aura bientôt plus ni gouvernement, ni Assemblée, ni Constitution, tout le pouvoir étant donné à des comités locaux. Elle devient la Jamahiriya («l’Etat des masses»). Dans l’ombre, Kadhafi, ses proches et ses services secrets tirent les ficelles.

Il voudra aussi tout bousculer. Il va même lancer son propre calendrier qui commence à la date de la mort de Mahomet et dont tous les mois en usage dans le monde arabe seront changés. Il y a le mois de Nasser, en hommage au défunt raïs, celui de Hannibal, en l’honneur du chef carthaginois qui franchit les Alpes, celui des dattes…

Entre assassinats et attentats
Dernier trait de son étonnante personnalité. On sait que plusieurs femmes journalistes faillirent être violées par le dictateur, qui fut marié deux fois et auquel il faut reconnaître qu’il fut un ardent partisan de l’égalité des sexes et hostile à la polygamie. Toute sa vie, on l’a vu entouré de femmes. Pas seulement les fameuses amazones. En 2010, lorsqu’il donne une conférence sur l’islam à Rome, c’est devant un parterre de centaines de jeunes femmes recrutées parmi par des agences d’hôtesses et devant mesurer au moins 1,70 m.

Pas moins cruel que Bachar al-Assad ou Saddam Hussein, et comme eux capable de passer des villes entières au fil de l’épée ; pas moins tyrannique, il était, en revanche, beaucoup plus énigmatique. Dès lors, d’une pitrerie à un assassinat ou un attentat, se pose cette éternelle question de ce qui l’a fait courir dans tous les sens, lui qui aimait si peu voyager. «Il a fini par se prendre pour un prophète, répond Jean-Louis Gouraud. Il était persuadé que tous les grands penseurs venaient du désert. Il disait : «Regardez Moïse, Jésus, Mahomet et regardez-moi.»»

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