Le raïs égyptien veut imposer son logiciel à toute la région, un logiciel au cœur duquel il y a l’armée et l’islam. Dernière cible : Tunis.

Illusions perdues ou petites scènes de la vie quotidienne des pouvoirs. Celle-ci fut piquante. Au détour d’une conférence consacrée à la Libye, son présent, son avenir, ses cicatrices à cautériser à coups de grands travaux financés par les bailleurs de fonds, c’est à Paris, capitale qui prise le régime du maréchal Sissi (1), que Najla Bouden, la cheffe du gouvernement tunisien, a rencontré le raïs, lui faisant part de « l’intérêt de son pays à bénéficier de la réussite égyptienne, sous la direction sage de M. le président » selon les mots du communiqué de la présidence égyptienne.

L’axe Le Caire-Tunis s’est consolidé
Au-delà des politesses diplomatiques, du babillage aseptisé par les comptes rendus officiels, ce rendez-vous n’avait rien d’anecdotique. C’était un acte II. Kaïs Saïed, le président de la République tunisienne, s’était rendu en avril dernier, trois jours, trois nuits, en visite officielle en Égypte. Il y fut accueilli comme aucun des dirigeants démocratiques du pays depuis la chute de la dictature Ben Ali. Trois mois et demi plus tard, il enclenchait l’article 80 de la Constitution, « gelait » les travaux de l’Assemblée des représentants du peuple (217 députés privés de salaires, de sécurité sociale), suspendait sine die la présidence du gouvernement. L’article 80 qui se limitait à « trente jours » est toujours de vigueur 110 jours plus tard, comme un parfum d’Égypte 2013.

Ce rendez-vous, entre Mme Bouden et M. Sissi cimente, à sa façon, l’union de la forteresse anti-Printemps arabe et du fief du Printemps arabe. La présidence de la République égyptienne a fait grand bruit de l’entretien. Najla Bouden a ainsi placé Tunis, depuis Paris, sur la diagonale cairote. Si rencontre bilatérale ne vaut pas allégeance, la jeune démocratie, pionnière du printemps arabe, vit des mois difficiles depuis le 25 juillet. La première femme à accéder à des fonctions exécutives aura effectué son premier voyage à l’étranger en Arabie saoudite. Après Mohammed ben Salmane, dit MBS, voici le maréchal Sissi. Un des deux axes familiers dans la région. Le premier, Abou Dhabi, Riyad, Le Caire : anti islam politique tout en étant ultraconservateurs sur les questions des mœurs (la polygamie est autorisée en Arabie saoudite comme aux Émirats) ; le second, Qatar, Turquie, comme soutiens des Fréristes.

Sissi : FMI, armée et dogmes religieux
En Égypte, depuis le coup d’État mené par l’armée en juillet 2013, un régime en titane a été instauré. Au menu : une dictature militaire où l’armée a droit de veto sur les nominations des ministres, un ultra conservatisme qui pourchasse laïcs et LGBT, un gouvernement soutenu par le parti salafiste Al-Nour. L’ADN de tout cela : Le Caire symbolise la lutte contre l’incarnation dans les urnes de l’Islam politique. L’islamisation de la société par le bas, oui, son incarnation dans les scrutins, non.

L’époque Hosni Moubarak, vingt-neuf années de règne sans contestation possible, passe pour une « aimable » période en comparaison des huit années de gouvernance Sissi. Dès son irruption au pouvoir, celui-ci a bénéficié d’une aide considérable de plusieurs dizaines de milliards de dollars de deux pays du Golfe : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Il a aussi accepté un plan du FMI qui a entraîné la division par deux, du jour au lendemain, de la livre égyptienne.

Clin d’œil pour clin d’œil, la Tunisie s’engagera-t-elle sur un chemin similaire ? Acculé sur le délicat état de ses finances publiques, le pays est en quête d’argent. On est peu bavard sur le sujet, ces temps-ci, dans les couloirs du pouvoir tunisois. Kaïs Saïed les concentrant tous, difficile de savoir ce qu’il adviendra. Tunis peut-il accepter un plan du FMI aussi drastique ? Dans une situation de finances publiques difficile, le pays a promis à plusieurs reprises de diminuer la masse salariale de sa fonction publique qui représente près de 44 % du budget de l’État sans mettre en pratique ses promesses. Un duplicata du scénario égyptien est-il envisageable ? Voire !

Pour un Maghreb martial et conservateur
Dans un contexte de grand chambardement au Maghreb : escalade sémantiquement guerrière entre l’Algérie et le Maroc (Alger accuse Rabat d’assassinats, de comploter), Libye écartelée par les intérêts de puissances étrangères, Tunis figée depuis le coup d’État constitutionnel du 25 juillet, la région est une zone d’incertitudes pour l’Europe, premier partenaire de la région.

S’amarrer au Caire offre une apparente stabilité. L’uniforme rassure certains civils et ministres européens. À l’ONU, au printemps dernier, 31 pays ont dénoncé le détournement de l’arsenal antiterroriste égyptien pour emprisonner les opposants journalistes, politiques, avocats, ainsi que les minorités sexuelles. Au nom de cette lutte antiterroriste, Le Caire a obtenu les gratifications des démocraties occidentales. Défaire les Frères musulmans revient à démanteler le seul parti politique capable de s’opposer à l’armée. Pour soutien de Sissi, le parti salafiste Al-Nour approuve ouvertement le raïs. Ensemble, ils partagent la même vision de la société : les valeurs de l’islam l’emportent sur toutes autres (2), les minorités sexuelles sont emprisonnées.

Les cinq pays qui composent le Maghreb comptent cent millions d’habitants, autant que la seule Égypte. Du Caire partent des modes et des tendances. Ce qui se passe dans la rue infuse jusqu’à Rabat. Depuis 2013, la musique militaire du maréchal Sissi résonne. Le glas du Printemps arabe semble sonner au pied du berceau démocratique qu’est la Tunisie. La légendaire neutralité diplomatique tunisienne cèdera-t-elle aux sirènes égyptiennes ?

(1) Jean-Yves Le Drian confiait au « Point » son amitié pour le maréchal Sissi.

(2) « Les valeurs religieuses sont d’origine céleste et sont donc sacrées, elles ont la suprématie sur tout » : citation du maréchal Sissi lors d’une conférence de presse conjointe avec Emmanuel Macron (7 décembre 2020, Paris).

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