Le mandat du gouvernement d’union nationale libyen expire mardi sans qu’aucun scrutin ait permis de le remplacer. Divisée entre le pouvoir du maréchal Haftar à l’est et la formation reconnue par l’ONU à l’ouest après une période de relatif cessez-le-feu, la Libye est au bord d’une nouvelle guerre civile

Malak déboule sur le skatepark en béton en marche arrière, enchaînant les figures sur ses rollers. «J’adore ce nouveau spot près de la mer», lance l’adolescente, une casquette enfoncée sur ses cheveux tressés. A 19 heures, la température commence à descendre en dessous des 30 degrés à Tripoli, sur la côte méditerranéenne à l’ouest de la Libye.

La vie semble avoir repris le dessus grâce au cessez-le-feu signé en octobre 2020. Mais la trêve est précaire. Le 10 juin dernier, vendeurs de barbe à papa et familles nombreuses s’approprient les pelouses alentour, lorsque soudain des rafales de tirs et des explosions recouvrent les rires d’enfants. Sur l’aire de jeu, c’est le sauve-qui-peut: deux des principales milices rivales de Tripoli ont attendu la tombée du jour pour s’affronter en plein centre-ville. Un militant est tué et les civils épargnés par miracle.

Un mois plus tôt, le chef d’une de ces deux milices avait aidé l’ex-ministre de l’Intérieur Fathi Bashagha, désormais membre de l’opposition dirigée par le maréchal Haftar en échange d’un poste de premier ministre, à pénétrer brièvement dans la capitale. Il en avait été expulsé par la force. Soutenu par le parlement de l’Est, Fathi Bashagha a installé son gouvernement parallèle dans la ville côtière de Syrte, au centre du pays, à l’extrémité du territoire contrôlé par les forces du maréchal Haftar. Quelques heures après les affrontements, une vidéo diffusée sur internet divertit et scandalise les Libyens. On y voit le chef du gouvernement reconnu par l’ONU s’entretenir par téléphone avec le chef de la brigade 444. «Cela ne va pas du tout! Il faut faire taire les armes par tous les moyens et laisser les gens se divertir!» lance Abdulhamid Dabaiba… affalé en pyjama sur un canapé.

Une offensive surprise gravée dans les esprits
Du côté du gouvernement d’union nationale, on se dit pourtant prêt à stopper toute nouvelle tentative d’intrusion de la capitale libyenne. «J’ai deux à trois mille hommes prêts à combattre», affirme le commandant Salaheddine Namroush, qui «s’attend à d’autres affrontements» à l’approche de la date symbolique du 21 juin. Depuis le mois de mai, il y a eu au moins quatre affrontements entre milices dans la capitale libyenne et ses environs.

La crainte d’une nouvelle escalade est d’autant plus grande que les Tripolitains se remettent à peine de l’offensive surprise du maréchal Haftar, lancée en avril 2019, pour prendre le contrôle de tout le pays. En quelques semaines, la capitale s’était retrouvée encerclée et ses faubourgs occupés. Les troupes envoyées par la Turquie, qui soutient le gouvernement basé à Tripoli, avaient stoppé in extremis la progression de son armée, soutenue par les Emirats et des mercenaires russes de la société Wagner. Le cessez-le-feu et surtout le nouveau gouvernement d’unité nationale nommé en février 2021, avaient soulevé un réel espoir de paix. Le plan négocié sous l’égide de l’ONU devait mettre fin à la décennie de guerre civile qui déchirant le pays depuis la chute du dictateur Kadhafi en 2011. Pour la première fois, les deux camps rivaux de l’Est et Ouest acceptaient de gouverner ensemble pendant une période de transition de 18 mois, avec un objectif: organiser des élections présidentielles et parlementaires.

Trois armes par habitant
Ce mardi 21 juin, le mandat du gouvernement d’union nationale (GNU) arrive à expiration. Sauf qu’aucun scrutin n’a eu lieu pour le remplacer. Comme l’ONU n’avait pas prévu ce cas de figure, le premier ministre, Abdulhamid Dabaiba, a décidé de rester au pouvoir jusqu’à ce que d’hypothétiques élections soient organisées. Le parlement conteste et menace de le remplacer par son gouvernement parallèle, dirigé par Fathi Bashagha.

Aux carrefours des grandes avenues de Tripoli, des miliciens font signe aux automobilistes d’avancer en balançant leur kalachnikov. «Les check-points sont plus nombreux ces dernières semaines. On sait que ça peut dégénérer, en particulier le week-end, donc je ne traîne pas. Il suffit parfois de klaxonner pour qu’un jeune sorte son fusil. Mais ça peut arriver aussi dans les banques gardées par les milices», note Farah au volant de son 4×4. Depuis la fin des 42 ans de règne de Kadhafi, près de 20 millions d’armes circuleraient dans ce pays qui compte à peine 7 millions d’habitants. Le gouvernement d’unité nationale (GNU) d’Abdulhamid Dabaiba a acheté le calme dans la capitale en intégrant les principales milices à l’appareil sécuritaire et en leur allouant des millions. «Aujourd’hui, nous avons mille Mouammar Kadhafi, plus un seul! Le pays restera instable tant que les armes seront omniprésentes», prédit la directrice d’école de 45 ans.

«La Libye pourrait ressembler à Dubaï»
A côté des toboggans aux couleurs acidulées, seules quelques voitures calcinées et des impacts sur des immeubles vides rappellent les échanges de tirs intervenus la veille. Pas de quoi perturber les deux fils d’Awatef, qui se roulent dans l’herbe fraîche. «Il n’y a pas beaucoup de parcs et chez nous, l’électricité est coupée quatre à sept heures par jour. Nous n’avons pas l’esprit tranquille dans ce grand parc du centre-ville, mais nous n’avons pas le choix si nous voulons prendre l’air», explique leur mère. Si les clashs restent pour l’instant brefs et localisés, les coupures d’électricité font enrager toute la population. Sans prévenir, les plombs sautent pendant quelques heures à Tripoli et jusqu’à la moitié de la journée dans le sud du pays, où le thermomètre affiche jusqu’à 45 degrés. En cause, la vétusté d’infrastructures électriques laissées à l’abandon cette dernière décennie, marquée par trois guerres civiles consécutives. Dans la périphérie ouest de Tripoli, une centrale devait ouvrir au début de l’été, mais les violents combats du mois de mai l’ont endommagée et repoussé sa mise en service.

Devant la station essence Motul, une file de voitures s’allonge sur plusieurs centaines de mètres. Le patron n’ouvre que cinq heures par jour, faute de générateur électrique relié aux pompes. Et au pays de l’or noir, c’est l’heure de la pénurie. La Libye a beau posséder les plus grandes réserves de pétrole du continent africain, faute de raffineries, elle importe 80% de son gasoil en payant le prix fort du marché mondial. Pour ne rien arranger, les contrebandiers détourneraient jusqu’à 40% des livraisons selon le directeur de la compagnie nationale de pétrole (NOC). «Avec tout notre pétrole, la Libye pourrait ressembler à Dubaï, mais tout le monde se sert au passage», tempête Farid, commercial de 39 ans. L’homme d’affaires, qui a demandé à changer de prénom par prudence, raconte qu’il s’est résigné à verser un pot-de-vin de 50 000 dinars (soit 9000 francs suisses) au caïd de son hameau qui empêchait la construction d’une nouvelle route par la municipalité. «Soit je perdais le contrat, soit je risquais d’être kidnappé, voire tué», déplore-t-il.

«Personne ne survit avec un seul emploi»
Tandis que les nouvelles élites militaires s’enrichissent, le niveau de vie du reste de la population s’effondre. La valeur du dinar libyen, quasi équivalente au dollar avant la révolution, a été divisée par cinq. Avec le même billet bleu d’un dinar, Fathi ressort de la boulangerie avec quatre petits pains, au lieu d’une trentaine dix ans plus tôt. Son salaire de fonctionnaire de 1000 dinars (soit 200 dollars) lui permet «de tenir dix jours» avec sa famille de quatre enfants, en limitant le menu «à du pain et des œufs». Pour survivre, il revend des déchets de plastique et de ferraille pour quelques dizaines de dinars. La fonction publique pléthorique, héritée de l’ère Kadhafi où le secteur privé n’existait pas et qui emploie toujours 75% de la population active – soit 2,3 millions de personnes – mais n’assure plus qu’une sorte de revenu minimal de solidarité. «Plus personne ne survit qu’avec un emploi. Cumuler un poste dans le public et un autre dans le privé devient la norme», assure Walid, ingénieur civil qui consacre sa matinée à une agence publique pour 800 dinars avant de rejoindre jusqu’à 21 heures une compagnie pétrolière qui le paye «beaucoup plus».

En 2022, l’inflation atteint près de 4% selon le Fonds monétaire international, mais le prix des produits de base comme le riz et l’huile de cuisson a bondi de 75%. En réponse, le ministre de l’Économie prévoit de subventionner le blé, importé pour moitié d’Ukraine et de Russie, à hauteur de 40%. Les fonctionnaires ne voient que maintenant leur salaire augmenter de 20%, comme promis il y a six mois.

Des funérailles aux mariages
La mesure phare qui dope la popularité du gouvernement chez les jeunes, majoritaires dans le pays (60% de moins de 34 ans), c’est la bourse aux mariages, un fonds doté de 2 milliards de dinars (10 millions de francs suisses). Quelque 50 000 couples en ont bénéficié pour financer leur fête et leur logement. «C’est une manière de détourner les jeunes des milices, dans un pays conservateur où un homme non marié peut créer beaucoup de problèmes» explique le chef du gouvernement d’union nationale, Abdulhamid Dabaiba. Une solution aux dépens de nombreuses femmes, parfois mineures, qui dans les familles traditionnelles, n’ont pas leur mot à dire sur le choix du fiancé.

«Je vois mes amies planifier des mariages plutôt que des funérailles, mais le chèque du gouvernement est dérisoire. Ce dont nous avons besoin, c’est d’énormes investissements dans l’éducation et la santé», relève Arij, une femme célibataire de 29 ans, Comme 2,8 millions de ses compatriotes, cette cheffe de projet dans une association locale s’était inscrite avec enthousiasme sur les listes électorales ouvertes en 2021. Les promesses alors lancées ne ressemblent plus aujourd’hui qu’à «un rêve lointain», conclut-elle.

 

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