L’Italie se tourne vers son voisin d’outre-Méditerranée afin de diversifier ses approvisionnements en pétrole et gaz. L’accord trouvé par Eni laisse sceptique, devant l’instabilité politique et économique de la Libye.

De sa visite en Libye, fin janvier 2023, la Première ministre italienne Giorgia Meloni n’est pas revenue les mains vides. Au cours de son voyage, la major pétrolière italienne Eni et la National Oil Corporation (NOC) libyenne ont signé un accord de production de gaz de 8 milliards de dollars visant à stimuler l’approvisionnement en gaz de l’Europe.

L’Algérie semble un partenaire fiable pour l’Italie aux niveaux actuels (environ 24 milliards de mètres cubes par an) et on ne peut compter sur la Libye pour exporter plus de 3 milliards de mètres cubes par an.

Cet accord est considéré comme le plus gros investissement dans le secteur de l’énergie en Libye depuis un quart de siècle. C’est aussi le signe que l’Italie joue un rôle de premier plan dans l’extraction du gaz en Afrique du Nord, alors que l’Europe s’efforce de trouver des alternatives à l’énergie russe. Toutefois, dix ans après qu’un soulèvement soutenu par l’OTAN a chassé et tué le dictateur Mouammar Kadhafi, la Libye est toujours plongée dans le chaos et les analystes estiment que ce pays n’est pas un partenaire énergétique fiable. Avant même que Giorgia Meloni n’ait quitté le pays, le ministre du Pétrole, Mohamed Oun, avait qualifié d’« illégal » l’accord historique sur le gaz…

Si tout se passe comme prévu, l’accord conclu par ENI augmentera la production de gaz pour le marché intérieur libyen et les exportations vers l’Europe, en grande partie grâce au développement de deux champs gaziers offshore. La société italienne a indiqué que la production débutera en 2026 et atteindra un plateau de 750 millions de pieds cubes par jour. « Cet accord permettra d’importants investissements dans le secteur énergétique libyen, contribuant au développement local et à la création d’emplois tout en renforçant le rôle d’Eni en tant qu’opérateur de premier plan dans le pays », commente le directeur général Claudio Descalzi.

La Première ministre italienne, Georgia Meloni et Abdelhamid Dbeibah, chef du gouvernement d’unité nationale, à Tripoli le 28 janvier 2023 (photo : AFP).La Première ministre italienne, Georgia Meloni et Abdelhamid Dbeibah, chef du gouvernement d’unité nationale, à Tripoli le 28 janvier 2023 (photo : AFP).

Giorgia Meloni, qui est le premier haut responsable européen à se rendre en Libye depuis que le pays n’a pas réussi à organiser des élections vitales en décembre 2021, a qualifié l’accord de « grand et historique ». L’accord s’appuie sur un partenariat pétrolier et gazier préexistant entre les deux pays, soutenu par le gazoduc GreenStream, qui relie les champs gaziers de l’ouest de la Libye à l’île de Sicile et peut transporter 11 milliards de mètres cubes de gaz par an. Le gazoduc a été ouvert en 2004, mais l’approvisionnement a chuté depuis que la Libye a sombré dans le chaos il y a dix ans.

Depuis lors, l’Algérie – que Giorgia Meloni a visitée avant Tripoli –, a dépassé la Libye en tant que principal partenaire énergétique de l’Italie en Afrique du Nord et premier fournisseur de gaz. L’Italie mise également sur les importations de gaz naturel en provenance d’Égypte, d’Angola, de la République du Congo et du Mozambique.

Trouver des alternatives au gaz russe

Les efforts visant à diversifier l’approvisionnement en gaz se sont intensifiés après le début de la guerre en Ukraine, qui a déclenché une ruée vers des alternatives à l’énergie russe. L’Italie, autrefois fortement dépendante des hydrocarbures russes, a réduit ses importations de gaz russe de deux tiers pour les ramener à environ 11 milliards de mètres cubes par an et prévoit d’éliminer le gaz russe de son bouquet énergétique d’ici 2024.

L’Algérie, qui a une capacité de plus de 36 milliards de mètres cubes, selon Claudio Descalzi, en a remplacé une partie importante. Eni espère que l’augmentation des exportations de la Libye pourra également aider.

D’un point de vue plus stratégique, Rome a également un rôle à jouer en tant que lien entre les producteurs de gaz nord-africains et l’Europe du Nord, en s’appuyant sur des relations solides dans la région, et espère construire un corridor énergétique vers l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse. Dans une déclaration d’intention lors d’une table ronde à Tripoli, Giorgia Meloni a déclaré que si l’Italie souhaitait étendre son profil dans la région, elle ne cherchait pas à jouer un rôle « prédateur », mais souhaitait au contraire aider les nations africaines à « se développer et à s’enrichir ».

Ce message pourrait trouver un écho auprès des gouvernements africains qui n’apprécient pas les attaques des activistes climatiques et les demandes des responsables occidentaux de réduire les émissions alors que 600 millions d’Africains n’ont toujours pas accès à l’électricité. Les pays riches en énergie comme l’Ouganda affirment qu’ils ne peuvent pas se développer sans l’extraction de leurs ressources.

Le désir de remplacer le gaz russe est si fort que les investissements délaissent les projets traditionnels d’extraction de brut en Afrique au profit du développement du gaz, en particulier les projets de gaz naturel liquide (GNL) en mer, que certains considèrent comme moins vulnérables aux risques de sécurité. Les grandes compagnies pétrolières, dont ExxonMobil, Eni, Shell et Chevron, ont fermé des projets traditionnels au Nigeria, en Angola et en Guinée équatoriale l’année dernière. Pendant ce temps, les investissements pétroliers affluent dans les pays riches en gaz, notamment le Mozambique, la Tanzanie, la Mauritanie et le Sénégal, dans l’espoir qu’ils puissent combler les déficits européens.

Un simple effet d’annonce ?

La Libye pourrait, elle aussi, bénéficier de ce changement. Cependant, les analystes ont rapidement jeté de l’eau froide sur l’importance de l’accord avec Eni, étant donné l’instabilité chronique de la Libye, le sous-investissement, la forte demande intérieure et le manque d’exportations depuis qu’une guerre civile a éclaté en 2011. L’année dernière, la Libye n’a livré que 2,63 milliards de mètres cubes à l’Italie, ce qui est bien inférieur au niveau d’avant 2011 (8 milliards de mètres cubes par an) et à la demande italienne de 5 milliards de mètres cubes par an en provenance de Libye.

Le voyage était « principalement un spectacle politique destiné à produire un effet d’annonce dans les médias et à donner l’impression que le nouveau Premier ministre italien est sûre d’elle, efficace, ferme, active et sans état d’âme », juge Jalel Harchaoui, chercheur associé au Royal United Services Institute.

« Il n’y a aucune raison de croire que le chiffre de 8 milliards $ sera investi dans un avenir prévisible. La moitié de ce montant doit être investie par la National Oil Corporation libyenne, et pour l’instant, personne n’a de raison convaincante de croire que cela se produira. » L’instabilité politique et l’insécurité de la Libye restent une contrainte majeure. « La Libye n’est bien sûr en aucun cas un partenaire fiable », considère Matteo Villa, chargé de recherche au groupe de réflexion italien ISPI.

En février 2023, la Chambre des représentants, basée à l’est, a confirmé un nouveau gouvernement oriental, prolongeant ainsi la division institutionnelle du pays.

L’accord avec ENI est susceptible d’approfondir le fossé entre les administrations rivales, comme cela a été le cas avec les accords pétroliers et militaires entre la Libye et la Turquie. Il a déjà mis en évidence les querelles internes au sein du gouvernement du Premier ministre du GNU, Abdul Hamid Dbeibeh. Mohamed Oun, le ministre du pétrole et du gaz de Dbeibeh, n’a pas assisté à la signature de l’accord avec Eni, mais l’a critiqué à la télévision, déclarant que de tels accords devraient être conclus par le ministère, et non par la NOC.

Le Parlement, basé dans l’est du pays, a rejeté catégoriquement la nomination de Farhat Bengdara à la présidence de la NOC et, par extension, tout accord que celle-ci ou Tripoli pourrait conclure avec des entreprises et des États étrangers.

La concurrence entre les administrations rivales et les épisodes de conflit violent ont entraîné le blocage et la fermeture d’installations pétrolières ces dernières années, ce qui a entravé la croissance du secteur. Au deuxième trimestre de 2022, la production de pétrole n’a atteint que 0,88 million de barils par jour en moyenne, soit un tiers de moins qu’au premier trimestre. Selon la Banque mondiale, la perte de revenus pétroliers due au blocage des installations a coûté au pays environ 4 milliards $.

L’économie libyenne en plein marasme

Pendant ce temps, l’économie libyenne est dans le marasme, malgré les prix élevés de l’énergie. L’inflation est élevée, à 37 % en glissement annuel pour un panier de dépenses de base en avril 2022.

Et la Banque mondiale de noter : « L’instabilité politique en Libye et la guerre en cours en Ukraine vont probablement ralentir la reprise économique de la Libye. Si le pays pouvait maintenir les niveaux actuels de production et d’exportation de pétrole, il bénéficierait de la flambée des prix mondiaux du pétrole, ce qui se traduirait par des recettes fiscales plus élevées et des entrées plus importantes de devises fortes. Cela aura un impact positif sur sa croissance et sur ses équilibres budgétaires et extérieurs. »

Cela dépendra, note le prêteur international, d’une gestion transparente et responsable des recettes pétrolières et d’une amélioration des conditions politiques et de sécurité.

En l’absence d’une fin en vue aux problèmes de sécurité du pays, la croissance forte est peu probable. Outre l’insécurité et l’incertitude auxquelles sont confrontées les entreprises énergétiques qui cherchent à investir en Libye, la forte demande intérieure continuera de contrarier les exportations de pétrole et de gaz, comme c’est le cas en Égypte. « Le problème est que la sécurisation d’un long gazoduc implique de passer des accords avec les pouvoirs locaux et les milices, ce qui implique également de laisser une grande partie du gaz produit sur le marché intérieur », explique Matteo Villa. « Environ 60% du gaz produit est utilisé sur le marché intérieur, souvent de manière subventionnée, et donc quelque peu gaspillé. »

L’Algérie semble un partenaire fiable pour l’Italie aux niveaux actuels (environ 24 milliards de mètres cubes par an) et on ne peut compter sur la Libye pour exporter plus de 3 milliards de mètres cubes par an.

« Il s’agit surtout d’un signal politique indiquant que nous sommes déterminés à maintenir le cap avec les partenaires qui nous restent, maintenant que nous avons presque perdu la Russie », reconnaît Matteo Villa.

Pour l’instant, il semble que l’Afrique du Nord ne soit pas la solution miracle pour l’Italie. Pour l’Europe, la quête d’alternatives fiables au pétrole et au gaz russes va se poursuivre.

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