La fermeture de la frontière libyenne entraîne un effondrement de la contrebande qui irrigue l’économie nationale.

Les marchandises traversant la frontière illégalement comprennent aussi bien des produits non taxés en Libye que subventionnés par Tripoli.

« À Ben Guerdane, 83 % de l’activité économique est informelle », précise Hamza Meddeb, chercheur au Carnegie Middle East Center. « Aujourd’hui, il n’y a plus une goutte d’essence libyenne dans les essenceries tunisiennes. » Il ajoute : « L’essence, c’est le pain dans cette région. » Le long des routes, le jerricane artisanal a remplacé depuis longtemps la pompe à essence. Net de taxe. Au sud-est de la Tunisie, Ben Guerdane est fichée à trente-cinq minutes de route du point de passage douanier de Ras Jedir. Comme toute la région, la ville souffre de la fermeture de la frontière. Bon nombre des activités informelles, qui emploient des milliers de petites mains, du chauffeur au cambiste, sont à l’arrêt. Conséquence : « À Médenine, depuis les plages les plus proches, il y a des départs tous les jours pour l’Europe. » Un mouvement d’immigration irrégulière dont l’ampleur a provoqué le courroux estival des autorités italiennes. Le Covid-19 n’est pas l’unique responsable, la militarisation de la frontière depuis 2015 a mis à mal une économie qui dépend du commerce transfrontalier. Selon la Banque mondiale, l’économie informelle en Tunisie représente la moitié du PIB.

On note deux routes entre Tunisie et Libye. L’une se nomme Al Khat : « une route officielle utilisée à des fins informelles en échange de pots-de-vin ». Y passent les produits légaux, soumis à des droits de douane que la complicité de certains douaniers fera disparaître. L’autre, « Al Contra, permet d’éviter les gardes frontaliers, de faire passer des marchandises illicites, du tabac, de l’or, des monnaies, du pétrole, de l’alcool, des médicaments… » Artère dont l’usage nécessite de « bonnes connexions à haut niveau avec plusieurs services sécuritaires et le ministère de l’Intérieur ». Logique fiscale et moralité mises de côté, ces deux routes ont permis le développement de la côte tunisienne. Sous l’ère Ben Ali, 23 ans de règne, « la contrebande a été favorisée, l’informel a irrigué les marchés et les souks, devenant un pilier de l’économie », contextualise Meddeb. Les révolutions de 2011 rebattent la géographie du pouvoir. De nouveaux réseaux de contrebandes apparaissent. Côté libyen, les anti-kadhafis provoquent une compétition féroce. Cela devient ardu pour les marchands tunisiens, « ceux qui travaillent entre Ben Guerdane et Zaltan doivent passer par des checkpoints contrôlés par des milices arabes ou amazighes ». Les années 2015 et suivantes sont ponctuées d’enlèvements, de rackets variés. Pour tenter d’y mettre fin, les commerçants s’organisent. « L’association pour la fraternité tuniso-libyenne » voit le jour. Des actions sont menées pour faire bouger la situation. En 2016, un important sit-in bloque le point de Ras Jedir avec pour slogan : « laissez-nous vivre ». « Une diplomatie populaire s’est organisée », observe Hamza Meddeb, « de peuple à peuple, de ville à ville ». Le chercheur est intrigué par « ces négociations qui s’organisent entre sociétés civiles, mairie ». Une véritable mosaïque d’interlocuteurs au sein d’un paysage mouvant. Et une réalité : l’informel est crucial pour l’économie. En atteste le nombre vertigineux de personnes éligibles aux aides d’urgence décidées au printemps, quand le Covid-19 a causé confinement et fermetures des frontières. Des centaines de milliers de familles ont reçu quelque deux cents dinars d’aides.

Un mur entre les deux pays

La fermeture ne date pas du virus. La guerre civile en Libye puis les attaques terroristes menées en Tunisie en 2015 conduisent les gouvernements à « s’assiéger », selon l’image d’Hamza Meddeb. Après l’attentat perpétré contre un hôtel à Sousse, trente-huit morts le 26 juillet 2015, le président du gouvernement Habib Essid décide la construction d’un mur long de 168 km entre les postes-frontière de Ras Jedir et de Dehiba. S’y ajoutera un fossé. Dès sa création, les populations locales avaient prévenu que ces dispositifs allaient nuire à leurs activités. Cinq ans plus tard, le conflit en Libye demeure patent. Le dialogue entre Tunis et Tripoli a connu des heures plus souriantes. Lors de sa visite de travail à Paris, en juin dernier, le président Kaïs Saïed a expliqué que « la légalité internationale et une résolution du Conseil de sécurité donnent une assise légale au gouvernement de Fayez al-Sarraj, mais cette légalité internationale ne peut pas durer » et « doit être remplacée par […] une légitimité populaire ». Effet garanti à Tripoli. L’assèchement des filières transfrontalières, prévisible, n’a pas été accompagné d’un développement de substitution. L’idée d’une zone logistique traîne depuis plusieurs années sans que les pouvoirs légifèrent en sa faveur. Les barons les plus puissants de la contrebande attendent des jours meilleurs, se diversifient. « Les années fastes de Ben Guerdane sont finies », poursuit Meddeb.

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